20
L’eau froide tomba goutte à goutte avant de s’arrêter ; la femme fit claquer sa langue. Elle ferma le robinet et plaça la bouilloire, faiblement remplie, sur le réchaud électrique. Elle la laissa bouillir sur la plaque froide comme le marbre.
Se dirigeant vers le hall, la femme prit le téléphone et, d’une chiquenaude, ouvrit l’annuaire qui se trouvait à côté sur l’étroit portemanteau. Elle trouva un numéro et le composa.
— Cela fait deux fois que je me plains, fit-elle. Maintenant, il n’y a plus d’eau du tout. Pourquoi payer des taxes alors que je ne peux même pas en avoir ?
Elle rougit, furieuse contre elle-même et ce récepteur muet.
— Vous êtes arrivé à me faire sortir de mes gonds, ça prouve ma colère. Ne me donnez plus d’excuses, je veux quelqu’un aujourd’hui pour le réparer, sinon j’irai parler à votre directeur.
Silence.
— Que dites-vous ? Parlez plus fort.
Le téléphone restait muet.
— Oui, c’est mieux comme ça. Et je vous rappellerai que la courtoisie ne coûte rien. Bon, qu’il vienne en fin de matinée alors.
L’écouteur ressemblait à un coquillage avec tous les sons qu’il émettait.
— Bon, merci, et j’espère qu’il ne sera pas nécessaire que je vous rappelle.
La femme poussa un ouf de soulagement en reposant l’appareil.
— Je ne sais pas ce que va devenir ce pays, dit-elle, ajustant son cardigan négligé, tandis qu’une brise, une brise chaude, s’engouffrait par l’escalier. Elle retourna dans la cuisine.
En rinçant la théière avec l’eau de la bouilloire, la femme se plaignit auprès de son mari, assis à la table de cuisine en bois de pin, un journal calé contre la bouteille de lait vide devant lui. Une mouche, aussi grosse, noire et épaisse qu’une abeille, atterrit sur la joue de l’homme puis traversa lourdement le paysage blafard. L’homme n’y prêta nulle attention.
— ... c’est pas comme si l’eau était bon marché de nos jours, bougonna la femme. Faut payer les taxes même quand elle est coupée. Elles auraient jamais dû être modifiées – c’était un moyen de faire monter les prix. Comme tout le reste, j’suppose. L’argent, l’argent, c’est c’qui mène le monde. J’redoute les courses du mois. Dieu sait de combien les prix se sont élevés depuis la dernière fois. J’ai bien peur que t’aies à me donner plus d’argent pour la maison, Barry. Oui, je sais, mais j’suis désolée. Si tu veux continuer à manger comme d’habitude, il le faudra bien.
Elle remua le thé et suça vite son doigt quand de l’eau bouillante jaillit et l’éclaboussa. Après avoir posé le couvercle sur la théière, elle la porta sur la table de la cuisine et s’assit en face de son mari.
— Tina, vas-tu te décider à manger ces corn flakes ou comptes-tu rester là à les contempler toute la journée ?
Sa fille ne haussa même pas les épaules.
— Tu vas être encore en retard à la maternelle si tu ne te dépêches pas. Et combien de fois t’ai-je dit que Cindy n’avait pas le droit d’être à table ? Tu passes plus de temps à parler à cette poupée qu’à manger.
Elle ramassa la poupée qu’elle avait elle-même placée dans les bras de sa fille quelques minutes plus tôt et la cala par terre contre le pied de la table. Tina glissa le long de sa chaise.
Sa mère bondit et redressa sa fille en la secouant. Tina gardait le menton baissé sur sa poitrine et sa mère tenta vainement de le relever.
— D’accord, continue à bouder, tu vas voir où ça va te mener.
Une petite créature aux multiples pattes cillées sortit de son nid lové dans l’oreille de la petite fille. Elle en sortit furtivement et se glissa dans les cheveux blancs et secs de l’enfant.
La femme versa le thé d’une couleur insipide ; des taches noires, formées par les feuilles de thé non infusées, se groupèrent dans la passoire, formant une pâte moisie. Des argentines se dispersèrent quand elle leva le pot de lait et essaya vainement de verser les grumeaux de crème aigre dans les tasses.
— Sammy, cesse de parler, et termine ton toast. Et veux-tu bien mettre ta cravate d’uniforme droite ; combien de fois faut-il que je te le dise ? A dix ans, tu devrais savoir t’habiller correctement.
Son fils, silencieux, avait les yeux fixés sur le pain vert à côté de son bol de corn flakes, les céréales remuant doucement tandis que de petites créatures y festoyaient. Il arborait un sourire forcé, telle la marionnette d’un ventriloque, les joues crispées par la rétraction des muscles. Un voile brumeux lui obscurcissait la vue, une cuillère tenait mollement en équilibre dans sa main griffue. Il était attaché à la chaise par un bout de ficelle noué à la taille.
La femme brusquement se pencha en avant, faisant pivoter sa chaise de telle sorte que le vomi rejeté n’éclaboussât pas la nourriture moisie. Elle eut des haut-le-cœur, la douleur apparemment lui déchirant les boyaux, l’estomac en proie à de violents spasmes comme si elle essayait d’expulser ses propres organes.
La douleur atroce était également dans sa tête et, l’espace d’une seconde, cela provoqua chez elle un éclair de lucidité. Un coup de tonnerre fracassant, puis le silence. Et l’irradiation insidieuse.
C’était passé, la limpidité vaincue, des nuages troubles gâchant la clarté éphémère de son esprit. Elle s’essuya la bouche du dos de la main et se redressa. La douleur s’atténuait, mais elle savait qu’elle resterait dans l’ombre, à l’état latent, prête à attaquer comme le serviteur chinois de l’inspecteur Clouseau. Elle esquissa même un sourire au souvenir d’un bon vieux temps, mais le présent – sa propre vision du présent – se referma sur elle.
Elle goûta le thé insipide et, d’un geste impatient, chassa les mouches bourdonnant autour de la tête de Tina. Le regard glauque de son mari, de l’autre côté de la table, l’agaçait également, le blanc de ses yeux révélant, entre ses paupières mi-closes, une sotte affectation qui, à son avis, était intentionnelle et avait pour but de l’irriter. Une plaisanterie pouvait mener trop loin.
— Alors, vous tous, qu’allons-nous faire ce matin ? demanda-t-elle, oubliant que c’était jour d’école et de travail. Une promenade au parc ? La pluie a fini par s’arrêter, voyez-vous. Bon sang, je croyais qu’elle ne cesserait jamais. Pas toi, Barry ? J’dois faire quelques courses, mais je crois qu’on pourrait d’abord aller se promener, vu le temps, non ? Qu’en dis-tu, Sammy ? Tu pourrais prendre tes patins à roulettes ? Oui, toi aussi, Tina, je ne t’oubliais pas. Que diriez-vous du cinéma après ? Non, ne commence pas à t’exciter, je veux que tu termines d’abord le petit déjeuner.
Elle se pencha vers sa fille et caressa son petit poing serré.
— Ce sera comme au bon vieux temps, n’est-ce pas ? dit-elle d’une voix susurrante, détachant chaque mot. Oui, comme au bon vieux temps.
Tina glissa de sa chaise une fois de plus et, cette fois, disparut sous la table.
— C’est bon, ma chérie, va chercher Cindy, elle peut nous accompagner au parc. Des nouvelles intéressantes aujourd’hui, Barry ? Vraiment, oh, mon Dieu, les gens sont bizarres, hein ? On se demande ce que va devenir le monde et ce que tu vas bien pouvoir nous lire ensuite ? Tiens-toi bien, Samuel, ta main devant la bouche.
Elle gratta le moisi d’une tranche de pain mou et mordit dedans.
— Ne laisse pas ton thé refroidir, mon chou, dit-elle à son mari d’un léger ton de reproche. Tu as toute la journée pour lire ton journal. Je crois que je vais aller m’allonger un petit moment ; je ne me sens pas très bien aujourd’hui. J’ai l’impression que la grippe me guette.
La femme jeta un regard vers la fenêtre brisée, une douce brise ébouriffant sa maigre chevelure qui lui retombait sur le front. Elle contemplait, sans la voir, la ville ravagée par les bombes.
Son attention fut de nouveau attirée par sa famille et elle observa la mouche noire qui, après avoir exploré le visage de son époux, disparut dans le trou béant de sa bouche.
Elle soupira avec un froncement de sourcils.
— Oh, Barry, tu ne vas tout de même pas rester encore assis toute la journée, non ?
De minuscules larmes brillantes perlèrent au coin des yeux, puis, débordant, laissèrent, çà et là, un filet d’argent jusqu’au menton. Sa famille ne s’en aperçut même pas.
Ils s’étaient moqués de lui, mais qui riait maintenant ? Qui avait survécu, qui vivait confortablement, bien qu’à l’étroit, alors que les autres avaient péri dans d’atroces souffrances ? Qui avait prévu l’holocauste depuis des années, avant que la situation au Moyen-Orient ne dégénérât en conflit mondial ? Maurice Joseph Kelp, voilà qui.
Maurice J. Kelp, agent d’assurances (qui pouvait s’y connaître davantage en matière de risques sur l’avenir ?).
Maurice Kelp, le divorcé (désormais il n’avait la charge de personne).
Maurice, le solitaire (nulle compagnie n’était plus agréable que la sienne).
Cinq ans auparavant, sous la risée de ses voisins (qui riait maintenant, hein ?), il avait creusé au fond de son jardin un trou assez grand pour recevoir un vaste abri (en fait, il y avait de la place pour quatre, mais il n’avait pas envie que d’autres viennent polluer l’atmosphère, non merci). Des améliorations avaient été apportées à force d’économies, au cours de ces cinq dernières années ; l’abri, construit en kit, lui avait coûté, à lui seul, presque 3 000 livres. Les accessoires ; tels que le bloc d’épuration manuel et à piles (350 livres d’occasion) ainsi que le compteur personnel de radiations (145 plus 21,75 livres de TVA), avaient augmenté le coût, et les suppléments comme le lavabo escamotable et les toilettes portatives n’avaient pas été bon marché. Mais cela en valait la peine, en fin de compte.
Il avait été facile d’assembler les barres d’acier préfabriquées ainsi que les plaques de béton, une fois le manuel d’instruction lu attentivement. Même l’ajustement du filtre et des blocs d’évacuation ne s’était pas avéré difficile une fois qu’il en avait eu compris le mécanisme, et la pose des conduites ne lui avait posé aucun problème. Il avait également acheté à bon marché une pompe d’assèchement, mais, grâce au ciel, il n’avait pas eu besoin de s’en servir. A l’intérieur, il avait installé une banquette avec un matelas de mousse, une table (le lit lui servait de chaise), un radiateur et une gazinière, du gaz butane et des lampes à piles, des casiers remplis de conserves, d’aliments déshydratés, de lait en poudre, de sucre, de sel – le tout pour une durée de deux mois. Il possédait une radio avec une réserve de piles (bien qu’une fois en bas, il n’ait pu capter que des grésillements), une trousse à pharmacie, du matériel de nettoyage, une large réserve de livres et de magazines (pas pour fillette, ça, il n’aimait pas), des crayons, du papier (dont une bonne réserve de papier toilette), de puissants désinfectants, des couteaux, de la faïence, un ouvre-boites, un ouvre-bouteilles, des poêles, des bougies, des vêtements, de la literie, deux réveils (le tic-tac avait failli le rendre fou les premiers jours – maintenant il n’y prêtait plus attention), un calendrier et un bidon d’eau de cinquante litres (l’eau utilisée pour laver les plats, les couteaux ou pour boire était systématiquement stérilisée avec des tablettes Milton et Mow’s Simpla).
Et, sans oublier sa dernière acquisition, un chat mort.
Impossible de savoir comment le malheureux animal s’était introduit dans l’abri, hermétiquement fermé (le chat ne parlait pas), mais il le soupçonnait de s’être infiltré quelques jours avant le lâcher de bombes. La tension croissante dans le monde avait suffi à inciter Maurice à se plonger dans les PRÉPARATIONS FINALES (comme lors de quatre ou cinq crises similaires depuis qu’il possédait cet abri) et l’animal fureteur avait dû se faufiler pendant que lui, Maurice, faisait des aller et retour précipités de la maison à l’abri, en laissant ouverte la trappe du blockhaus (la structure était à l’image de celle d’un sous-marin avec une entrée à une extrémité plutôt qu’au milieu). Il n’avait découvert le chat que le lendemain de l’holocauste.
Maurice se rappelait parfaitement le jour fatal, le cauchemar imprimé dans sa mémoire comme une peinture murale finement détaillée. Dieu, quelle peur il avait éprouvée ! Mais ensuite quelle satisfaction !
Les mois passés à creuser, assembler, équiper – sous les sarcasmes de ses voisins ! avaient payé. L’» Arche de Maurice », disaient-ils en plaisantant, et maintenant il se rendait compte à quel point cette remarque était juste. Sauf, évidemment, qu’elle n’avait pas été construite pour des animaux.
Il se redressa sur la banquette, écœuré par les effluves nauséabonds, mais cherchant désespérément à respirer l’air qui se raréfiait. Son visage était blême à la lueur de la lampe à gaz.
Combien de survivants devait-il y avoir là-haut ?
Combien de voisins avaient cessé de rire en mourant ?
Toujours solitaire, allait-il se retrouver vraiment seul maintenant ? Curieusement, il ne l’espérait pas.
Maurice aurait pu laisser une ou deux personnes partager son refuge, mais il avait été difficile de résister au plaisir de refermer la trappe sous leur regard affolé. Avec le bruit du mécanisme de fermeture rotatif et la trappe, hermétiquement scellée à la plaque sur la chape extérieure du kiosque, le rugissement des sirènes n’était devenu qu’un gémissement à peine perceptible, le vacarme de ses voisins qui tambourinaient contre la trappe d’entrée, un simple bruit atténué d’insectes. Le grondement d’un tremblement de terre avait vite mis un terme à cela.
Maurice était tombé par terre, accroché aux couvertures qu’il avait apportées, certain que la pression tonitruante allait faire éclater le carcan de métal. Il avait perdu la notion du temps, la terre avait tremblé et, sans toutefois le savoir avec certitude, il lui sembla avoir perdu connaissance. Les heures s’étaient écoulées, Dieu sait comment ; il se rappelait simplement sa panique lorsque après s’être réveillé sur la banquette, il avait senti une énorme masse sur sa poitrine et une chaude haleine fétide sur son visage.
Il avait poussé un cri et la masse avait aussitôt disparu, ne lui laissant qu’une vive douleur à l’épaule. Il lui fallut de longues minutes pour chercher à tâtons une torche, l’obscurité absolue l’oppressant comme de lourdes draperies ; seule son imagination illuminait l’intérieur pour le peuple de démons griffus. Le faisceau de la torche baladeuse ne révéla rien, mais la lumière intense de la lampe, quelques instants plus tard, montra le démon. Le chat, au pelage roux, l’avait observé de sa cachette, sous le lit, avec des yeux jaunes méfiants.
Même en des temps meilleurs, Maurice n’avait jamais aimé les félins et ils le lui rendaient bien. Peut-être maintenant, en ces temps affreux (pour ceux d’en haut, du moins), allait-il falloir s’en accommoder.
— Viens ici, ma minette, avait-il murmuré d’un ton câlin peu enthousiaste. Pourquoi avoir peur, petit chat ou petite chatte ?
Il lui fallut plusieurs jours avant de découvrir que c’était une femelle.
La chatte refusa de bouger. Elle n’avait guère apprécié le grondement de tonnerre et les vibrations dans la pièce, pas plus que l’odeur de cet homme. Elle feula en guise d’avertissement et la tête de l’homme penchée vers elle disparut de sa vue. Seule l’odeur de nourriture, quelques heures plus tard, tira l’animal de sa cachette.
— Oh, c’est typique, fit Maurice sur un ton de réprimande. Les chiens et les chats tournent toujours autour quand ils reniflent des asticots.
La chatte, prisonnière dans la salle souterraine depuis trois jours sans nourriture, sans eau ni même une souris à grignoter, se sentit obligée d’accepter. Néanmoins, elle garda ses distances.
Maurice, plus absorbé par cette situation que par celle d’en haut, jeta un morceau de ragoût en boîte au chat qui recula, méfiant, avant de fondre sur sa proie et de l’avaler.
— Oui, ta faim a vaincu ta peur, n’est-ce pas ? fit Maurice en secouant la tête, un sourire narquois aux lèvres. Phyllis était comme toi, mais avec elle, c’était une question d’argent, dit-il à la chatte vorace et indifférente, se référant à son ex-épouse qui l’avait quitté quinze ans auparavant, après seulement dix-huit mois de mariage. Dès que les billets affluaient, elle bourdonnait comme une mouche qui tourne autour d’une crotte. Elle restait jamais longtemps quand les coffres étaient vides, ça je peux te le dire. Elle m’a tout soutiré jusqu’au dernier penny, la salope. Elle a ce qu’elle mérite, comme les autres, dit-il d’un rire forcé, car il ne savait pas encore jusqu’à quel point il était lui-même en sécurité.
Maurice mit la moitié de la viande dans une casserole qu’il posa sur la gazinière.
— Tu auras le reste ce soir, dit-il, ne sachant pas s’il s’adressait au chat ou à lui-même. (Ensuite il ouvrit une petite boîte de haricots et mélangea le contenu à la viande qui cuisait.) C’est curieux comme un holocauste peut vous donner faim. (Il avait un rire nerveux et la chatte le regarda d’un air intrigué.) Bon, je suppose qu’il faut te nourrir. Je ne peux te mettre dehors, ça, c’est sûr.
Maurice sourit devant son humour noir. Jusque-là, il s’accommodait assez bien de l’anéantissement de la race humaine.
— Voyons, il nous faut trouver un bol pour toi et une litière où faire tes besoins. Je pourrai la vider facilement, si tu ne bouges pas d’ici. Ne t’ai-je pas vue déjà quelque part ? Il me semble que tu appartenais à la dame de couleur, deux portes plus loin. Eh bien, elle ne va plus te chercher. C’est assez douillet, ici, tu ne trouves pas ? Tu peux bien t’appeler Minette, tu veux bien ? Apparemment va falloir se faire l’un à l’autre un certain temps...
Ainsi Maurice J. Kelp et Minette avaient fait équipe en attendant la fin de l’holocauste.
A la fin de la première semaine, l’animal avait mis un terme à ses promenades incessantes.
A la fin de la deuxième semaine, Maurice éprouva un certain attachement pour elle.
A la fin de la troisième semaine, cependant, la tension avait commencé à monter. Minette, tout comme Phyllis, avait trouvé Maurice assez difficile à vivre.
Peut-être était-ce ses plaisanteries minables et fatigantes. Ou ses sarcasmes incessants. Ou sa mauvaise haleine, pourquoi pas ? Quoi qu’il en soit, la chatte passait de longs moments à l’observer et encore plus de temps à éviter ses caresses étouffantes.
Maurice prit vite ombrage de ses esquives permanentes, incapable de comprendre pourquoi la chatte se montrait si ingrate. Il l’avait nourrie, lui avait offert un toit ! Sauvé la vie ! Pourtant elle errait dans le refuge comme une créature captive, se blottissant sous la couchette, le regardant avec des yeux sinistres et méfiants comme si... comme si... oui, comme s’il allait devenir fou. Ce regard lui était familier, lui rappelant Phyllis, en un certain sens. Et en plus, la chatte devenait sournoise. Plus d’une fois, Maurice avait été réveillé, au plus profond de la nuit, par les bruits de la chatte rôdant au milieu des réserves de vivres, mordant à pleines dents dans les paquets d’aliments déshydratés, plantant ses griffes dans les conserves à moitié pleines, recouvertes d’un papier étanche.
La fois précédente, Maurice lui avait donné une chiquenaude et avait réellement perdu son sang-froid. Il avait chassé la chatte qui, pour se venger, lui avait laissé, d’un coup de griffe, quatre sillons sur le tibia. S’il avait été d’une humeur différente, Maurice aurait admiré l’agilité avec laquelle Minette avait esquivé les projectiles (une casserole, des fruits en conserve – et même les toilettes portatives).
Par la suite, la chatte n’avait jamais été la même. Elle s’était tapie dans les coins, grondant et feulant ; elle se faufilait au milieu des rares meubles, se cachait sous la banquette, n’utilisant jamais la litière de plastique que Maurice avait songé à lui fournir, comme si elle avait peur d’être piégée dans ce coin particulier et de mourir sous les coups. Ou pis.
Peu après, pendant que Maurice dormait, Minette était passée à l’attaque.
Contrairement à la première fois où il s’était réveillé, la chatte installée sur sa poitrine, Maurice fut réveillé par de féroces coups de griffe sur son visage et Minette, bavant, feulait de la manière la plus terrifiante. En hurlant, Maurice s’était dégagé de l’animal en furie, mais Minette était immédiatement repartie à l’attaque, arc-boutée, le pelage hérissé.
Une griffe avait même failli lui arracher un œil et le lobe de son oreille avait été mordu avant qu’il puisse repousser de nouveau l’animal.
Ils s’étaient fait face à chaque extrémité du lit, Maurice aplati par terre, les doigts pressés contre son front et la joue profondément tailladée (il ne s’était pas encore rendu compte qu’il lui manquait une partie de l’oreille), le chat perché sur les couvertures, le dos voûté, hargneux, une lueur d’un jaune maléfique au fond des yeux.
Elle revint vers Maurice, telle une boule striée de roux, le pelage en broussaille, toutes griffes dehors. Il souleva les couvertures juste à temps pour attraper la chatte et poussa un cri quand le tissu se déchira. Maurice s’enfuit alors qu’il aurait dû utiliser les couvertures pour se protéger ; malheureusement, l’espace pour fuir était limité. Il grimpa à la petite échelle qui menait au kiosque et se tapit tout en haut (de la trappe au sol, il n’y avait pas moins de trois mètres), les jambes repliées, la tête contre la trappe de métal.
Minette le suivit et planta ses griffes dans les fesses dénudées de Maurice. Il hurla.
Maurice tomba, pas en raison de la douleur, mais parce que quelque chose s’était écrasé au sol, au-dessus d’eux, provoquant une vibration aux proportions sismiques qui ébranla les panneaux d’acier du bunker. Il tomba et la chatte, toujours accrochée à ses fesses, tomba avec lui. Elle miaula brièvement car elle avait la colonne vertébrale brisée.
Maurice, pensant que l’animal, qui se contorsionnait, allait passer de nouveau à l’attaque, se redressa promptement et se dirigea en titubant vers l’autre bout du bunker, essayant de retrouver son souffle. Il saisit une casserole sur la gazinière pour se protéger et regarda, bouche bée, la chatte se tordre de douleur. Avec un cri de joie, Maurice arracha les couvertures et se précipita vers l’animal impuissant. Il étouffa Minette et lui assena des coups de casserole jusqu’à ce que l’animal ne bougeât plus et que les faibles miaulements cessent sous les couvertures. Puis il prit une bouteille de gaz butane à fond plat, se servant de ses deux mains pour la soulever et la laissa tomber sur la bosse-où, à son avis, devait se trouver la tête de Minette.
Il s’assit enfin sur le lit, essoufflé, du sang dégoulinant de ses blessures, et poussa un cri de triomphe.
Il lui fallut vivre une semaine de plus avec le corps en décomposition.
Impossible de juguler l’odeur, pas même avec une triple couche de sacs en polyéthylène, remplis de désinfectants ; même les produits chimiques des toilettes ne purent dissoudre la carcasse. En trois jours, l’atmosphère devint irrespirable ; Minette avait trouvé sa revanche.
Autre chose s’était produit dans l’abri. On respirait de plus en plus mal et ce n’était pas simplement dû à la forte odeur de la chatte. L’air se raréfiait de jour en jour et, depuis peu, d’heure en heure.
Maurice avait l’intention de rester cloîtré au moins six semaines, peut-être huit s’il pouvait le supporter, qu’il y ait ou non le signal de fin d’alerte ; maintenant, au bout de quatre semaines, il savait qu’il allait devoir affronter le monde extérieur. Quelque chose avait obstrué le système de ventilation. Il avait eu beau tourner la poignée de l’équipement de survie, mettre en route le moteur actionné grâce à une batterie de voiture de douze volts, impossible de renouveler l’air. Il se racla légèrement la gorge ; la puanteur lui imprégna les narines comme s’il s’était immergé dans l’égout le plus profond et le plus repoussant. Il lui fallait un air pur, irradié ou pas ; sinon il connaîtrait une mort lente d’un type différent. L’asphyxie, accompagnée de l’odeur de la chatte morte, n’était pas une façon de mourir. De surcroît, selon les prospectus, il fallait quatorze jours pour que les retombées se dispersent.
Maurice se leva du lit et s’appuya à la petite table, pris immédiatement de vertiges. La lumière crue de la lampe à gaz lui piqua les yeux. Effrayé à l’idée de respirer et encore plus de ne pas le faire, il se dirigea tant bien que mal vers le kiosque. Il lui fallut faire appel à ses dernières forces pour escalader les quelques barreaux de l’échelle. Il s’arrêta juste au-dessous de la trappe ; la tête lui tournait, ses poumons, à peine gonflés, protestaient. Un long moment s’écoula avant qu’il puisse lever un bras et ouvrir, d’un coup brusque, le mécanisme de la serrure.
Merci, mon Dieu, songeait-il. Merci, mon Dieu, enfin je vais sortir, m’éloigner de cette diabolique chatte rousse. Peu importe ce qui m’attend dehors, peu importe ce qui a résisté, ce sera un sacré soulagement de sortir de ce merdier puant.
Il fit pivoter la trappe sur ses gonds. De la poussière très fine lui tomba sur la tête et les épaules et, après quelques clignements d’yeux qui chassèrent les minuscules particules, il poussa un cri d’atterrement. Il comprenait maintenant la cause du fracas de la semaine précédente : les restes d’un bâtiment, sans nul doute sa propre demeure, avaient fini par s’écrouler. Et les décombres recouvraient le sol au-dessus de lui, bloquant l’arrivée d’air, obstruant la sortie de secours.
De ses doigts, il tenta de creuser la dalle de béton mais c’est à peine s’il égratigna la surface. Il poussa de toutes ses forces, mais rien ne bougea. Maurice, tout juste capable de maintenir les pieds au dernier barreau, faillit tomber de l’échelle, épuisé de fatigue. Il émit un faible gémissement rauque en cherchant à tâtons dans le bunker les outils qui lui permettraient de venir à bout de la paroi. Il se servit de couteaux, de fourchettes, de tout instrument pointu pour marteler le béton, mais en vain, car le béton était trop résistant et ses efforts trop faibles.
Il s’obstina à cogner la dalle comme un forcené, d’un poing ensanglanté.
Maurice s’affala sur ce qui n’était plus qu’une fosse et exprima sa frustration par des hurlements. Mais son hurlement ressemblait davantage à un sifflement de chat quand il étouffe.
Le paquet enrobé de plastique, à l’extrémité de l’abri, ne bougea pas mais Maurice, des larmes formant de petits sillons sur son visage couvert de poussière, était certain d’avoir entendu un faible miaou dérisoire.
— J’ai jamais aimé les chats, dit-il, essoufflé. Jamais.
Maurice se lécha les doigts, goûtant son propre sang, et attendit dans la tombe qu’il s’était construite pour un usage personnel. Il n’eut pas longtemps à attendre : des ombres se profilèrent devant ses yeux, ses poumons cessèrent de fonctionner, mais cela lui parut durer une éternité. Une éternité solitaire, même si Minette était là pour lui tenir compagnie.
Ils pensaient être en sécurité dans la vaste salle en contrebas qui était autrefois la salle de banquet de l’hôtel, située au bord de l’eau. Ils avaient l’impression de sentir les milliers de tonnes de béton et de décombres qui pesaient sur eux, menaçant de traverser le plafond et de les écraser. Normalement cela aurait dû se produire quand la première bombe avait été lancée, mais en raison d’une fantaisie dans la structure de la bâtisse, ou peut-être de la façon dont le solide bâtiment s’était écroulé, le plafond avait tenu bon. Les grands lustres étaient tombés, lardant les premiers clients, assis en contrebas, de millions de bris de verre ; et la plupart des énormes miroirs avaient volé en éclats. Une partie du plafond s’était effondrée, des débris s’étaient détachés en une avalanche bruyante, écrasant tout sur leur passage ; les décombres amoncelés avaient rapidement obstrué les ouvertures. La majeure partie des solides piliers de l’entrée avaient résisté à la pression.
En quelques secondes, ce fut l’obscurité, et le grondement, les vibrations de la terre continuèrent. Tout comme les hurlements, les appels au secours, les plaintes et les gémissements des blessés mortellement atteints. Lorsque le râle ultime de la ville cessa, les autres bruits reprirent.
Les survivant, qui se trouvaient dans la salle de banquet, ceux qui n’avaient pas perdu connaissance sous l’effondrement des blocs de verre ou de pierre, tout comme ceux qui n’étaient pas prostrés sous le choc, s’étaient couchés à plat ventre, certains tapis sous les tables et les chaises, d’autres contre des piliers. Un calme étrange s’était emparé d’eux, une paisible torpeur, qui n’avait rien d’exceptionnel en période de catastrophe colossale ; ceux qui en étaient encore capables rampaient vers les blessés impuissants, attirés par les supplications et les gémissements. Briquets et allumettes furent allumés. Un garçon de café trouva des chandelles et les disposa autour du salon ravagé ; leur lueur ne dégageait aucun romantisme, mais donnait plutôt une faible idée des dommages matériels et humains.
Il ne fallut guère de temps pour se rendre compte qu’il n’y avait aucune issue : toutes les sorties avaient été bloquées par les décombres et il n’existait pas de fenêtres extérieures. Il y avait un accès aux cuisines et, heureusement pour beaucoup, au bar, mais là non plus aucune issue. Le salon et ses petites annexes étaient enfouis sous des milliers de tonnes de débris. Ils étaient piégés. Tout cela pour ne pas avoir prêté attention aux sirènes d’alerte ni fui avec les autres. La plupart de ceux qui n’étaient pas pétrifiés par la peur savaient que si des têtes nucléaires devaient vraiment tomber, alors nul lieu, dans toute la capitale, ne pourrait être considéré comme sûr. Il vaudrait mieux déguster délicatement la dernière goutte de vin, goûter les mets les plus chers, dans un cadre raffiné. Certaines conversations se poursuivirent d’un ton léger.
Couverts d’entailles et d’ecchymoses, atterrés et effrayés, ceux qui en avaient la force examinaient la place forte, éclairée aux bougies. Pour certains, elle représentait un abri inexpugnable où ils pourraient attendre les secours ; il conviendrait seulement de rationner les vivres entreposés dans les cuisines ; le grand stock d’alcool du bar les ragaillardissait ; pour d’autres, plus pessimistes, elle représentait une vaste prison d’où l’on ne pouvait s’échapper.
Ils apprirent à mener une existence frugale, s’occupant des blessés, s’efforçant d’aider les agonisants à mourir. Les cadavres, enveloppés dans des nappes, furent déposés, une fois toutes les boissons déménagées, dans le bar, et les doubles portes hermétiquement fermées. Il fut décidé qu’aucune sortie ne serait tentée avant au moins deux ou trois semaines, car ils ne seraient accueillis que par les retombées radioactives. Ils savaient que l’air parvenait jusqu’à eux, car les flammes des bougies résistèrent bien des jours après l’explosion et parfois même vacillaient sous l’effet d’une brise furtive. L’eau s’infiltra à travers les décombres ; ils devinèrent qu’il s’agissait d’eau de pluie. Sans nul doute des équipes de secours, munies de matériel adéquat, remarqueraient les fissures.
Aussi attendirent-ils dans leur nouvelle communauté où nul titre ne prévalait, où la richesse n’avait aucune utilité, où la seule ambition partagée était de survivre ; c’était une coopération forcée sans barrière sociale ni morale – sauf peut-être en ce qui concernait l’aspect sexuel. Là, une certaine discrétion était encore pratiquée : aiguillonnés par la mort qui les effleurait de sa main squelettique, ils recherchaient les coins les plus reculés. et les plus sombres du salon. La dysenterie sévit, malgré les précautions, et réclama son dû de vies ; les empoisonnements alimentaires (sans compter ceux dus à l’alcool) en prirent davantage ; les plaies infectées induisaient des fièvres, et les suicides divisaient leur nombre par quatre. Quand, au bout de trois semaines, personne ne vint secourir les survivants, l’anxiété s’accrut. A la fin de la quatrième, alors que les réserves s’épuisaient rapidement, que les bougies, rationnées, se consumaient et que le sol se recouvrait d’eau, une tentative de sortie fut décidée. Il fallait creuser un tunnel.
Les hommes les plus forts ramassèrent tous les outils qu’ils purent trouver pour creuser – des pieds de table brisés, de longs couteaux à découper, même de lourdes louches – et choisirent un endroit où le courant semblait le plus fort. Ils dégagèrent ce qu’ils purent de leurs mains avant de s’attaquer aux blocs les plus résistants avec leurs outils. Mais ils furent rapidement contraints d’essayer ailleurs, la barrière devant eux étant trop résistante. Ils durent très vite capituler car une masse de débris, plus importante que celle qu’ils avaient déplacée, s’écroula sur eux. Leur troisième essai fut concluant.
Ils avaient essayé les premiers tunnels près des grandes entrées de la salle à manger ; le plus récent se trouvait là où s’était affaissée une section du plafond, laissant une fissure à peine visible. La brèche fut rapidement élargie ; malgré l’humidité de la terre, il n’y avait aucune trace d’eau. Le premier d’entre eux, qui autrefois servait dans l’ex-grand hôtel, rampa à la lueur d’une bougie. Cela créait un sentiment de claustrophobie, mais n’était-ce pas leur lot depuis un mois ? Il s’activa, creusant dans les décombres avec un hachoir de boucher à courte lame, pris dans les cuisines. Des cris d’encouragement l’accompagnaient. Un sourire forcé se dessinait sur ses lèvres, dans l’obscurité, la transpiration se mêlant à la poussière qui s’était déposée sur ses bras nus et ses épaules. Son enthousiasme faillit déclencher une autre chute de pierres et il se força à être plus patient quand le danger fut passé.
Il s’arrêta de nouveau quand il entendit un bruit devant lui. Il tendit l’oreille, certain que le son ne provenait pas de ceux qui le suivaient. Peut-être s’était-il trompé, car il ne percevait plus rien. Il se remit à creuser, écartant des briques, fouillant dans les débris pulvérisés. Il eut alors la certitude d’entendre quelque chose devant.
Il demanda à ses compagnons de se taire et il attendit. Des grattements. Tout proches.
L’ex-garçon de café poussa un cri de joie et proclama, en se retournant, qu’il était sûr que les sauveteurs n’étaient pas loin, qu’ils creusaient pour venir à leur rencontre, de toute évidence prenant soin de ne pas trop remuer les décombres avec leurs excavatrices pour ne pas créer de danger plus grand.
Il cria. Les autres en firent de même. Il n’y eut aucune réponse sinon des grattements : Il fronça les sourcils. On aurait dit une... une... une bête qui rongeait.
Qui grattait, s’insinuait furtivement. Il y avait un bruissement. Il continua à creuser.
De nouveau le passage fut bloqué. Il faillit pleurer de frustration. Mais alors il se rendit compte que ce n’était qu’une cloison de bois, un écran ou peut-être le fond d’une armoire renversée dans un fatras de pierres et de débris. Il n’apercevait qu’une faible partie du barrage au fond du tunnel sommaire. Les grattements se firent plus intenses. Pourquoi donc les sauveteurs n’enfonçaient-ils pas simplement la cloison ? Il cria de nouveau. Le bruit s’arrêta.
Celui-ci se manifesta avec véhémence et les grattements reprirent, le bois s’incurva, mais cette fois, le bruit n’était pas rassurant car il ne provenait pas d’êtres humains ; c’était plutôt celui de griffes qui grattaient pour se frayer un chemin ; ce couinement aigu n’était pas non plus humain, plutôt celui d’animaux, d’animaux munis de griffes acérées et dotés d’une force assez grande pour faire plier le bois, pour le fissurer et...
Il recula. Celui qui le suivait se demandait à quoi il jouait, furieux de recevoir des coups de pied au visage ; les autres exigeaient de savoir ce qui se passait.
L’ex-garçon de café se rendit compte qu’il ne pouvait guère reculer plus loin, son voisin lui bloquait le passage. Il avait le regard rivé sur le bois qui craquait. Un long cri montait.
Un craquement se fit entendre, suivi d’une projection de bois. Une patte, munie de griffes, saisit le rebord de la lézarde. D’autres éclats tombèrent. Un long museau pointu apparut, puis la tête. Les yeux brillaient. Des dents jaunes grignotèrent la fissure pour l’agrandir. Jamais il n’avait vu de manifestation du diable aussi saisissante.
Un cri lui échappa lorsque le rat passa au travers et, d’un bond, parcourut la courte distance qui les séparait. La bougie fut renversée. Plus de lumière. Il sentait seulement la créature lui ronger le visage, ses mains impuissantes ne pouvaient rien contre cette masse hirsute.
La vermine avait senti la présence d’humains dans les parages ; l’odorat développé, l’instinct aiguisé, elle était attirée par le parfum spécifique de la chair fraîche et des excréments humains. Les bruits d’excavation avaient alerté les rats, tout en les guidant.
Ils se propulsèrent à travers la brèche, certains rongèrent le corps du premier humain au passage, d’autres le contournèrent pour chercher d’autres hommes, dans leur soif effrénée de sang. Ils se glissèrent le long du tunnel, tuant et se repaissant de leur butin, puis parvinrent à une énorme caverne où des gens attendaient.
Les survivants tentèrent de se cacher dans les recoins les plus sombres de la salle à manger tandis qu’une horde sauvage les assaillait. Au début, ils ne comprirent pas ce qu’étaient ces créatures, n’y voyant qu’une invasion de bêtes démoniaques, peut-être de retour dans les entrailles de l’enfer où eux, les survivants, étaient prisonniers. Les cris désespérés des hôtes des tunnels les avaient prévenus de l’irruption. Ceux qui se tenaient dans le hall, faiblement éclairé, étaient pétrifiés. Après s’être dispersés, ils allèrent se cacher tandis que les bêtes noires se faufilaient promptement à travers l’étroite brèche et descendaient la pente formée par les débris ; traumatisés, ils étaient incapables d’affronter ce nouveau cauchemar, de percevoir la vraie nature de ces démons. La peur n’aurait pas été moins intense s’ils l’avaient su.
Ce n’est que lorsque leur chair fut lacérée à coups de dent et de griffe qu’ils prirent conscience que la vermine serait leur ultime adversaire, et non l’irradiation, la maladie, la faim, ou le désespoir. Ils se cachèrent mais les rats les firent sortir de leur cachette ; ils se barricadèrent derrière des tables et des chaises renversées mais la vermine s’y glissa insidieusement. Les cuisines n’offraient aucun refuge et ceux qui se cachèrent dans les buffets ne firent que prolonger l’attente, la torture, tandis que des incisives, affûtées comme des lames de rasoir, rongeaient les barrières. Ceux qui parvinrent à entrer dans la chambre froide, pleine de viande passée, auraient pu trouver une certaine protection si d’autres n’avaient essayé de les suivre, ouvrant complètement les grandes portes de métal et permettant ainsi à leurs assaillants d’y faire irruption.
Un homme âgé se cacha à l’intérieur d’un four ; après s’être calé le mieux possible, il referma la porte et la maintint close pour tenter de sauver sa chère vie, haletant et sanglotant, les jambes repliées dans la position du fœtus. Malheureusement pour lui, l’ennemi était à l’intérieur. Son vieux cœur avait, à deux reprises dans le passé, donné quelques signes de faiblesse et il finit par perdre patience avec son hôte qui refusait de lui éviter les chocs. Le vieil homme subit une mort horrible, étouffé dans un four, devenu son cercueil, agitant faiblement ses pieds et ses bras contre les parois de fer.
Une vieille dame ouvrit la double porte du bar, nullement incommodée par la puanteur des morts plus récents et la fit claquer derrière elle. Elle resta seule dans l’obscurité totale, le dos à la porte, écoutant les bruits effrayants qui parvenaient de l’extérieur, ses faibles jambes à peine capables de la soutenir. Un coup contre la porte la fit sursauter ; un bruit de glissade de l’autre côté. Encore des coups au bas de la porte, un bruit de lutte. La femme s’éloigna tant bien que mal, à tâtons, puis se dirigea vers les amas de cadavres ; anciens et récents, enveloppés dans les nappes qui leur servaient de linceul.
Elle tomba sur quelque chose et ses mains tâtonnantes trouvèrent un nez, une bouche ouverte ; le visage était retourné sous une mince couverture de toile. Elle se glissa furtivement au milieu des cadavres, se cachant le mieux possible. Elle les tirait tout autour d’elle, défaillait lorsque des mains froides lui effleuraient les bras, des lèvres figées lui baisaient la joue, lorsque les cadavres accueillants se blottissaient contre elle, l’étreignant comme pour lui dérober sa chaleur. Elle essaya de ne pas respirer pour ne pas que son souffle ne la trahisse pas, mais son cœur battait à tout rompre. Recroquevillée au creux de ces fardeaux étouffants, elle attendit, marmonnant en silence des prières oubliées depuis l’enfance ; les cadavres, serrés contre elle, semblaient conspirer pour la maintenir à l’abri des regards. Elle aurait très bien pu échapper à l’attention des prédateurs si d’autres fugitifs n’avaient pas fait irruption. Les rats voraces les assaillirent aussitôt, les contraignant à s’accroupir. La femme, du fond de sa cachette, se boucha les oreilles.
Le calme finit par revenir. La plupart des gens furent massacrés rapidement ; les agonisants gémissaient faiblement tandis que la vermine se repaissait de leur chair.
La femme se crut sauvée. Jusqu’au moment où elle perçut un remue-ménage, tout près, parmi les cadavres. Des grattements, d’étranges cris d’enfant. Tout bougeait autour d’elle. Une forme fourra son museau contre sa hanche adipeuse. Puis se mit à lui grignoter le cou.